samedi 8 mars 2014

Erri de Luca, "Les poissons ne ferment pas les yeux"

J'avais entendu parler d'Erri de Luca sans l'avoir jamais lu. Je savais que c'est un grand écrivain italien, alpiniste chevronné, lecteur de la Bible en langue originale. Il aura fallu un papier sur le comptoir d'une librairie près de la rue Mouffetard pour attirer mon attention sur lui; ce flyer indiquait qu'Erri de Luca serait très bientôt dans cette librairie pour une rencontre autour de son livre Le tort du soldat. Je me suis dit que l'occasion était trop belle, qu'il fallait que je lise au moins un de ses ouvrages avant la date de la rencontre.
Je suis allée à la bibliothèque de la rue Mouffetard et là, j'ai eu l'embarras du choix. Je me suis décidée pour un ouvrage, un seul, idiote que je suis. Je me suis dit: au cas où j'aime pas, pas la peine de m'encombrer avec plusieurs bouquins.

J'ai adoré. Je l'ai lu en une heure. J'ai pleuré à la fin. J'ai été subjuguée par la beauté de sa prose, le style élégant, l'écriture qui ramène la mémoire par vagues successives vers l'été des dix ans, la fulgurance de ses souvenirs, de sa langue poétique, délicate, par cette histoire d'enfance, de mer, d'amour. Le premier amour, au goût de sel, le sel de la mer où il va se baigner chaque jour et où il rencontre une fillette de son âge, incroyablement mature, et trois garçons qui vont le jalouser pour cette idylle naissante. Mais lui ne comprend pas l'enjeu de cette rencontre, il a dix ans, il lit et fait des mots croisés et des rébus sur la plage pendant que les garçons de son âge jouent au foot, l'après-midi il traîne avec les pêcheurs, les aide, rame, revient à la maison avec les mains calleuses, ses mains qui plus tard seront malmenées par le travail d'ouvrier qu'Erri de Luca se choisit à 18 ans, ses mains qui vers l'âge de 40 ans commenceront à produire des romans parmi les plus beaux de la langue italienne.

                        Erri De Luca                            

Erri de Luca n'a pas fait d'études. A 18 ans il quitte la maison, devient communiste, rejoint la lutte politique, puis se fait ouvrier errant, non-qualifié. Il découvre la beauté des Écritures Saintes et se met tout seul à l'hébreu biblique. Le matin il se lève plus tôt que les autres ouvriers et passe une heure à lire et étudier la Bible, ce qui lui donne la force nécessaire pour supporter la journée harassante. Le soir il écrit. Ecrire pour lui n'est pas un travail, c'est une récréation. Le lire, c'est entrer en état de grâce.

Dans Les poissons ne ferment pas les yeux, Erri de Luca se souvient, cinquante ans après, de l'été de ses dix ans. Il les passe sur une île au Sud de l'Italie, comme chaque été. Mais cet été est différent des autres: non seulement le père et la petite sœur sont absents, partis à New-York où le père, dont la mère est originaire, veut tenter sa chance, mais aussi et surtout, le narrateur a dix ans: "J'avais maintenant dix ans, un magma d'enfance muette. (L'enfance) se termine, mais il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l'intérieur et calme à l'extérieur. (...) J'étais un corps pris dans un cocon et seule ma tête tentait de le forcer." Il est là avec sa mère et ses questions d'enfant précoce sur la vie et l'amour. L'amour, il l'a souvent rencontré dans ses lectures, il sait que les adultes en font des tas d'histoires, mais il ne comprend pas pourquoi. "Je connaissais les adultes, à part un verbe qu'ils poussaient jusqu'à l'exagération: "aimer". (...) Au plus fort du verbe, les adultes se mariaient, ou bien se tuaient". Les petites filles, en ville, ne l'intéressent pas. Il est scolarisé dans une école de garçons et ne comprend pas leur précipitation, chaque jour à la sortie de l'école, vers celle des filles. Sur la plage, cet été-là, il rencontre "une fillette du Nord (qui) passait son temps à lire des polars". Elle est directe, elle ne perd pas de temps à parler de choses superficielles, elle est écrivain, elle écrit "des histoires d'animaux". Elle lui explique qu' "avec leur corps ils s'échangent de longs discours qui durent une heure chez nous sans qu'on se comprenne pour autant. J'essaie de faire comme eux, ne pas perdre de temps."

L'enfant est fasciné. Mais le petit couple a attiré l'attention de garçons qui, déjà intrigués par ce Napolitain qui ne se mêle pas à leurs jeux et leur préfère la compagnie des pêcheurs, trouvent là le prétexte à une haine que le narrateur perçoit sans en comprendre la raison. La fillette, plus mature, a compris et le met en garde. "C'était une femme, la première qui émergeait de cette foule qui ne m'intéressait pas. J'ai connu encore d'autres fois la surprise d'une femme qui avançait vers moi, et tout ce qui l'entourait restait hors de ma mise au point."

Les poissons ne ferment pas les yeux, c'est l'histoire d'un enfant qui découvre l'amour et la violence qu'il peut susciter chez les autres, la jalousie, la justice. Ce roman d'initiation se clôt sur le premier et le dernier rendez-vous de ces amoureux d'un été. Elle l'embrasse, elle ferme les yeux, pas lui, elle lui demande de fermer "ces yeux de poisson". "Mais je ne peux pas. Si tu voyais ce que je vois, tu ne pourrais pas les fermer." On ne peut s'empêcher de sourire en imaginant ces enfants enlacés, s'embrassant, un soir sur une plage, entourés de barques de pêche, et de s'émouvoir de la beauté et de la simplicité de ce compliment dans la bouche d'un enfant de dix ans. De pêcheur, le narrateur est devenu poisson: pris dans les filets de l'amour, il en découvre les délices. Celui qui s'interrogeait au début du roman sur le verbe "aimer" a enfin sa réponse. Il sait maintenant ce qu'est l'amour, et il aime ça. "Je lui dois la libération du verbe "aimer", qui était aux arrêts dans mon vocabulaire." Il compare leur couple à Adam et Eve: "Leurs bouches se trouvèrent toutes proches et ils inventèrent le baiser, le premier fruit de la connaissance. (...) Eve et son époux, sortis du jardin, avaient déjà eu tout le bien du monde. La vie ajoutée ensuite, loin de cet endroit, n'a été que divagation."

Rien de plus banal qu'une amourette d'été entre deux enfants. Racontée par Erri de Luca, l'amourette atteint des sommets. On touche là au sublime, comme seuls les auteurs vrais et authentiques peuvent nous l'offrir. Nul doute que ce roman brille déjà de mille feux au firmament de la littérature auto-biographique.

Les poissons ne ferment pas les yeux, traduit de l'italien par Danièle Valin, aux éditions Gallimard, 2013.
I pesci non chiudono gli occhi, 2011, Giancgiancomo Feltrinelli Editore, Milan.

Erri de Luca sera à la librairie L'arbre à lettres Mouffetard, 2 rue Edourad Quenu, le mercredi 12 mars à 19h pour une discussion autour de son roman Le tort du soldat .
Le lendemain, il sera au Divan, 203 rue de la Convention, dans le 15ème, pour une discussion autour de son roman Les poissons ne ferment pas les yeux.

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